SIBYLLE ET MOI

Note du traducteur.

Je reçus un jour, à l’université de F** où j'enseignais, une lettre signée Sibylle Roussillon-Coutard. La demoiselle se disait en stage à la préfecture. On lui avait assuré que je détenais certains renseignements dont elle pourrait tirer profit. Elle me demandait un rendez-vous. De quels renseignements la préfecture avait-elle besoin ?

La préfecture s’inquiétait des gnostiques. Ils pullulaient, paraît-il, dans le département et le préfet n’était pas tranquille.

On a avait assuré à Sibylle Roussillon-Coutard …
Soit dit en passant, il y a aujourd’hui beau temps que la belle a décidé d’abréger son nom ridicule ; elle n’a gardé que Roussillon ; mais, en historien consciencieux, je me dois de respecter l’esprit et la lettre des différentes époques de sa vie.
On lui avait donc assuré que je savais tout sur la Gnose et les gnostiques. Elle en est toujours persuadée, bien que plus d’une fois elle ait pu me prendre en flagrant délit d’ignorance. Or, dans la littérature qu’on avait trouvée chez la malheureuse Thècle Rossard, les mots de « gnose » et de « gnostiques » revenaient avec une certaine fréquence.
Pourquoi Thècle Rossard avait-elle « mis fin à ses jours », comme on dit dans nos campagnes ? Le nom qu’elle portait me semble une raison suffisante. Mais, du côté des Renseignements généraux, on craignait plutôt l’intervention d’une secte, d’une secte gnostique, donc. Que voulait dire ce mot ?
Les dictionnaires n’étaient guère éclairants. Les gnostiques ont fleuri, y lisait-on, au second siècle de notre ère, à l’ombre du christianisme. Le rapport avec une mercière de Saint-Randulphe-des-Bois n’apparaissait pas immédiatement. Des termes comme « Plérôme » ou comme « kosmokratôr » ne figuraient nulle part. Ce qu’on disait d’ « archonte » ou de « syzygie » ne faisait pas vraiment sens dans un contexte de toute façon mystérieux.
Sibylle avait préparé un grand nombre de questions. J’eus la chance de pouvoir répondre à toutes. Oui, je savais ce qu’est un « kosmokratôr » ; je pus lui expliquer le rôle des archontes, et tout ce qui s’ensuit. « Syzygie » allait de soi.
Certaines mentions paraissaient étonnantes : pourquoi parler de Jupiter, de Minerve, pourquoi évoquer Hélène de Troie, la belle Hélène ? Les gnostiques ne sont-ils pas des chrétiens déviants ? C’est ce  que les historiens ont répété pendant des siècles.
D’emblée, j’avais, in petto, prononcé le nom de Simon le Magicien. Et je ne m’étais pas trompé. Ce personnage de légende avait donc des disciples à deux pas de chez moi ? Je sais bien que son existence est historique : il a rencontré saint Pierre. Mais on raconte aussi mille extravagances. On lui attribue un discours où la Bible est expliquée par l’Odyssée. Flaubert lui a réservé une place de choix dans son cortège.
Je procédai à quelques vérifications dont je communiquais à Sibylle le résultat. Elle me regarda d’un œil si vide que j’en fus soudain glacé. Je rengainais mes anecdotes pittoresques.
Elle ne changea pas d’attitude quand je tentai de lui expliquer que nous connaissons mal les gnostiques. Nous avons des idées sur les systèmes que professaient leurs prédicateurs. Mais devinons très difficilement de quoi était tissée, jour après jour,  la vie des simples fidèles.
Ces braves gens vivaient à une époque où le monde nageait dans l’abondance : les riches ne savaient que faire de leur or ; les pauvres étaient largement nourris, luxueusement divertis. Il y avait pourtant des malheureux ; ils pensaient que ce monde bien repu avait été créé par un dieu méchant. Voilà ce qui les définit : leur volonté déterminée de ne prendre au sérieux aucune des autorités qui prétendent œuvrer pour le bien des hommes ; le sentiment qu’on les a bernés, que « la vraie vie est ailleurs », comme dit le poète.
Ils n’ont pourtant presque jamais été tentés par le suicide : pour la plupart, ils craignaient que la mort ne les replonge dans le carnaval infernal ; leurs âmes reviendraient habiter de nouveaux corps, éprouveraient une fois de plus l’insupportable nausée. Pour sortir de la prison, de la geôle qu’est ce monde, il fallait ne rien précipiter.
Une image les consolait : celle de la lumière qui, en gouttes éparpillées, a chu dans l’ici-bas. Il fallait la rassembler. Il fallait la reconnaître. C’était cela qui les désignait, qui les justifiait à leurs propres yeux : le moment où ils apercevaient sur un visage, dans un regard, la marque de l’autre monde, le vrai, celui qu’on appelle le « Plérôme ».
Simon le Magicien offrait le modèle. C’est lui qui, dans un bordel de Tyr, avait reconnu Hélène. Sur le visage usé de la vieille putain, il avait vu la lumière.
J’avoue être ému par cette pensée. Sibylle restait indifférente.
L’idée me réjouit que j’arrive à comprendre une manière de vivre qui a disparu depuis des siècles. Non, je ne vais pas me prosterner devant la marchande de journaux, parce que j’aurai cru voir en elle une étincelle de la lumière divine. J’ai beau faire ; je suis de mon temps. Nous n’avons pas l’admiration facile.
Mais l’admiration n’avait rien à voir avec un rapport de stage destiné à éclairer le préfet. Il fallait être lucide, rapide, administratif. Sibylle avait toutes les qualités requises, et en usait naturellement. Elle ne s’embarbouillait pas, elle, de rêveries sur le passé.

 

Elle eut la gentillesse de m’envoyer copie de son rapport. C’était un petit chef-d’œuvre. Je passe sur l’élégance, sur la précision, sur le sens de la synthèse. C’est l’arrière-pensée politique qui m’a littéralement enchanté. La grande crainte du préfet — celle d’un suicide collectif ou d’un quelconque scandale — était écartée par une argumentation solide. Une surveillance discrète restait indispensable, mais elle n’engagerait pas de gros moyens. Sauf évolution difficile à prévoir, on avait affaire à une secte de tout repos.
En revanche, il ne fallait pas exclure un double langage. C’était une hypothèse que j’avais lancée un jour sans trop y croire : après tout le « kosmokratôr » — le mot signifie « maître du monde » — pouvait être on ne sait quel apprenti dictateur ; les « archontes » — le mot signifie « chef » — seraient ses subordonnés. Les « syzygies », qui désignent les couples divins dans les effarantes cosmogonies gnostiques, pouvaient jouer le même rôle que les cellules de certains partis et les « triades » de diverses organisations criminelles. Le langage gnostique servirait à un groupuscule fasciste ; il suffisait de déchiffrer les allégories.
Sibylle avait magistralement utilisé mon insignifiante boutade. Elle avait pris le temps de vérifier qu’il n’existait pas d’interférences connues entre la secte et les petits groupes violents étroitement surveillés par qui de droit. Et elle laissait entendre que, par précaution, il ne serait pas mauvais de procéder régulièrement à cette vérification.
Elle n’avait nulle envie de s’occuper des sectes jusqu’à la fin de sa carrière. Malheureusement elle ne parvint jamais à s’en dépêtrer. À quelques temps de là, nommée administratrice civile au Ministère de l’Intérieur, elle découvrit que son rapport avait été transmis, lu, apprécié. On l’appelait déjà « Madame Sectes ». Il lui fallait se résigner. Elle avait bien fait de suggérer que ce petit domaine cachait la clef de beaucoup d’autres. Les souterrains communiquent. On part d’un groupe d’excités qui dansent la nuit en l’honneur du diable, et l’on arrive à des réseaux de drogue, à des connections bancaires douteuses, à des contrebandes de toute espèce, à des organisations terroristes, que sais-je encore ? Madame Sectes, avec son fichier, était partie prenante dans nombre d’enquêtes.
Elle irait loin, grâce à cette Gnose dont elle se moquait. Oui, dans ce monde d’intrigues, la Gnose produisait encore des effets. Sibylle la rencontrait sans cesse sur sa route; à chaque fois elle me consultait
, persuadée que je savais tout (c’est ce qu’elle disait) et confiante en mes capacités de fouilleur de bibliothèque. Nous déjeunions alors ensemble dans un petit restaurant sans prétention, rue Croulebarbe.C’est là que j’ai découvert le bœuf à la gelée de groseille. L’histoire de la Gnose a des conséquences inattendues.

 

 

Il est question d’allégorie à peu près partout, et pas seulement dans l'article ALLÉGORIE. Béloroukov est comme obsédé par ce mot. Moi aussi.

Pour ce qui de la gnose et des gnostiques, voir GNOSE. Voir aussi BONTEMPI GNOSTIQUE.