OUSERAMON ou WSRMN

(Notice)


Ouseramon. Nous admettrons que tel est le nom du prêtre qui a rédigé, sous le règne de Tout-ankh-Amon, le texte gravé sur la Stèle de restauration. La proposition émane de Joël Cauchard ; elle est gratuite, mais non inacceptable. Ce nom permet d’écrire une biographie.
Ouseramon m’apparaît dans mes rêves. Il a le crâne rasé. Il rit. Il se moque de Paul Valéry. Toujours son apparition présage pour moi une heureuse journée.
Joël Cauchard m’explique que, en toute rigueur, on devrait écrire WSRMN. Il y a doute sur les voyelles.
Je fais diverses expériences : WaSeRiMoNu, WuSoRiMeNa… Les possibilités sont nombreuses : cent-vingt, déjà, si l’on place une voyelle derrière chaque consonne et si l’on s’interdit les répétitions. La combinatoire est un moyen de combattre les insomnies.


Ouseramon m’apparaît. Je rêve qu’il rit aux éclats. Il a lu dans un livre : « Nous autres, civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles. » Il s’esclaffe. Quel est cet enfant solennel, donc ridicule, qui prend pour une découverte ce qui relève de l'évidence ?

 

Joël et moi, nous avons pas mal médité sur le personnage, tenté d’imaginer les sentiments qu’exprime sa prose pourtant convenue. Somme toute, l’enjeu n’était pas mince : n’est-il pas vrai que les dieux avaient failli disparaître ? Puisque Ouseramon signifie « serviteur d’Amon », puisque le prêtre devait célébrer le moment où Amon, le grand dieu, est revenu de l’exil que lui avait imposé le « destructeur », le nom n’était pas mal choisi. Depuis que nous avons lié amitié, nous n’avons pas cessé, Joël Cauchard et moi, de penser à ce prêtre. Nous en parlons vraiment comme d’un ami, comme de quelqu’un que nous aurions vu de nos yeux. Il est mort depuis plus de trois mille ans ; et il n’a peut-être jamais existé que dans notre imagination. S’agit-il d’une « connaissance commune » ?
Et cependant, nous nous sommes, spontanément, pliés au rituel qu’exige le fameux théorème de Bukkle. Nous avons dit : « Ah ! vous connaissez… ? Ah ! comme c’est curieux ! Ah ! vous aussi vous avez cherché à savoir qui est l’auteur de cette inscription ? Et, comme moi, vous avez imaginé un prêtre ? »

 

La stèle de restauration donne à lire un long texte, dont l’originalité n’est pas la première caractéristique. Même à travers une traduction, on sent la présence des stéréotypes.
Qui fut le rédacteur ? La question n’a pas grand sens. En tout cas, il semble exclus de chercher une réponse en s’appuyant sur une analyse des particularités stylistique. Il n’y en a pas.
C’est donc de manière tout à fait gratuite que Joël Cauchard et moi, sans nous donner le mot, nous avions inventé un prêtre qu’il nous a paru expédient d’appeler Ouseramon, ou Wsrmn. « Serviteur d’Amon », il était attaché au temple de Thèbes auquel nous donnons le nom de « Karnak ». Par goût du paradoxe, nous l’avons voulu modéré : il n’avait pas la condamnation absolue. Certes Aménophis IV, c’est-à-dire Akhénaton, avait choqué bien des consciences scrupuleuses, avec son innovation : ne plus rendre hommage qu’à un seul dieu.

Ouseramon avait passé pour « tiède ». C’était une erreur. L’homme n’était pas incapable d’enthousiasme, au contraire. Dans les premiers temps, la réforme l’avait vivement frappé ; l’idée lui semblait grandiose, exaltante. Il admirait le pharaon qui avait su la mettre en œuvre. Une lumière nouvelle se répandait sur l’Égypte.
Avait-il accepté une place dans le clergé nouveau ? Était-il sur le point de le faire, quand il avait appris qu’à Thèbes, dans le temple, on martelait sur les inscriptions un nom auquel il était resté, lui, malgré tout, fort attaché : devant Aton, Amon devait disparaître. On avait même, disait la rumeur, mis en pièces des statues.
Fallait-il qu’une rivalité s’établisse entre un dieu du ciel clair et un maître secret ? Fallait-il que l’un des deux terrasse son adversaire ? Le doute était entré en lui ; et il avait préféré prendre ses distances, revenir à Thèbes. Il choisissait, puisqu’il fallait choisir, le dieu persécuté. Évidemment, on lui en a voulu des deux côtés ; les admirateurs du pharaon, les fidèles du culte ancien se déchiraient, mais s’entendaient pour le considérer comme un impardonnable renégat.
C’est pour le punir qu’on lui a confié le soin de rédiger le texte de la stèle. Punition légère : il connaissait les formules, et n’avait qu’à les appliquer. Il s’acquitta de sa tâche sans trop de peine.
C’est alors qu’intervient Henout.
Henout — faut-il écrire Hnwt ? — était une jeune fille. La chose paraît bizarre quand on sait qu’elle était chargée, elle, de graver le texte dans le granit. C’est là un travail d’homme. Comment avait-elle pu pénétrer dans la corporation, devenir sculptrice en hiéroglyphes ?
Elle avait été trouvée, abandonnée sur le bord d’un canal. Le maître Hebseni l’avait recueillie, et sa femme en avait grande joie, car ils n’avaient jamais eu d’enfants. Mais la joie ne dura que quelques années ; une épidémie emporta la moitié de la ville, et le maître Hebseni se retrouva veuf. Se méfiait-il de ses esclaves ? Avait-il déjà plus d’une fois emmené la petite avec lui ? Elle le regardait faire voler la poussière, avec son burin. Quand l’inscription se faisait sur une surface horizontale, parce que la pierre n’était pas encore en place, la poussière s’accumulait dans les rainures. La petite soufflait pour la chasser.
Bientôt, elle passa ses journées entières à côté de son père adoptif. Elle posait des questions. Pourquoi le crocodile n’ouvre-t-il jamais la gueule ? Pourquoi dessinait-on des mains sans doigts ? Pourquoi l’ibis avait-il un perchoir, alors que le milan n’en avait pas ? Pourquoi cet oiseau avait-il une tête d’homme ? Pourquoi mettait-on partout des canards ?
Ouseramon passait parfois par le chantier. Il avait remarqué — qui aurait pu n’y pas faire attention ? — cette petite fille pleine de vie.
« Pourquoi mets-tu partout des canards ? »
Le maître Hebseni ne savait pas. Il réussissait mieux que personne la délicate courbe du cou, et les petites plumes de la queue. C’était un artiste exact, ses tracés avaient beaucoup d’élégance.
« Pourquoi mets-tu partout des canards ? »
Ouseramon était là ; il avait entendu. Il dit :
« Ce ne sont pas vraiment des canards. Il faut comprendre « fils ». Regarde. »
Son doigt suivait des signes :
« Je suis ton fils aîné. »
On voyait des bols plats, avec un anse, un petit pot tout rond, un oiseau à longue queue, un homme qui marchait en s’appuyant sur un bâton. La petite fille regardait le prêtre avec une expression d’étonnement, vaguement scandalisée. Elle n’osait pas élever des objections. C’était un prêtre, et il marchait avec une canne.
« Et ce petit oiseau, là, c’est un poussin ? c’est une caille ?
— Rien de tout cela. C’est « ou ». »
Elle ne comprenait vraiment pas. Moi, j’ai cru comprendre. « Ou », comme dans Ousseramon ; c’est-à-dire « w », comme dans Wsrmn. Tant pis pour nous autres, malheureux profanes.
La suite se devine. Ousseramon dit à Hebseni :
« Apprends ton métier à ta fille. Je lui en montrerai les secrets. Et à toi aussi, si tu veux. »
Mais Nebseni n’avait pas envie d’apprendre à lire.
« On me donne des modèles. Est-ce que, si je savais ce que tout cela veut dire,  je ferais de plus beaux dessins ? Mon dessin rend hommage au dieu. »
Henout, elle, voulait savoir. Un envieux disait :
« C’est parce qu’elle n’est pas née chez nous. Enfant trouvée, engeance de voleurs. »
De longues années après, Henout connaissait le métier ; et elle ne lisait pas mal. Ousseramon l’avait fait accepter dans la corporation. C’est à elle qu’il confia le soin de graver la stèle.
Le travail n’est pas parfait. Les signes sont serrés les uns contre les autres. Il faut dire que la surface n’est pas immense, et que le texte, lui s’étale en phrases abondantes. On dirait l’inondation de printemps, les eaux boueuses sur les champs.


(Il y a peu je suis retourné au Caire. Je suis allé revoir la stèle. J’ai regardé certains traits un par un. J’ai cru voir le burin ; j’ai entendu le marteau, ses coups légers. J’ai vu les mains, leur danse. J’étais si bien pris par mon hallucination que j’ai soufflé légèrement sur un aigle : il restait dans le creux un peu de poussière rose. Je n’ai pas vu le visage de la femme. Il n’était pas loin du mien).


Henout gravait le texte. Il lui fallut presque un mois. Elle méditait chaque mot ; elle se répétait les phrases, les faisait chanter. Elle dit à Ousseramon :
« Vous ne croyez pas que vous exagérez ? »
Il était stupéfait.
« Vous dites que l’Égypte était vide, que partout on voyait des ruines, que les chacals dansaient dans les sanctuaires ; vous dites que tous les dieux étaient partis. 
— C’est toi qui exagères. Ai-je écrit cela ?
— À peu près. C’est moi qui ai inventé les chacals ; mais ils sont bien dans votre style.
— Oui, j’aurais dû y penser.
— Regardez ce qui est écrit là : « Leurs chapelles étaient dévastées, devenues des endroits déserts où poussaient les herbes ; leurs sanctuaires étaient comme s’ils n’avaient jamais été ; ce qui était autrefois leurs murs était maintenant un chemin que l’on foulait aux pieds. » Vous étiez alors à Thèbes. Avez-vous vraiment vu pareille désolation ? »
Elle avait raison. Il ne savait que dire.
« En fait vous êtes comme lui : il révérait un grand dieu, et, du coup, il a fait comme si tous les autres n’existaient pas.
— Akhenaton n’était pas tout à fait un tyran. Nous avons continué à prier les dieux qu’il mettait à l’écart. Il fallait simplement se cacher un peu, être discret. Mais ces dieux, comme par le passé, venaient à notre rencontre.
— Vous avez dit le contraire. Regardez. »
Elle montrait l’endroit, sur la pierre.
« Si l’on priait un dieu pour requérir de lui quelque chose, il ne venait pas, absolument pas. Si l’on priait une déesse de la même façon, elle ne venait pas, absolument pas. »
« Absolument ». Le mot se lisait en toutes lettres.
« Est-ce que vous me permettriez de supprimer le mot « absolument » ? Vous voyez, je l’ai juste indiqué au charbon.
— Si tu ne mets pas « absolument », les grands-prêtres seront en fureur. Ils te mettront au cachot, et moi aussi.
— Oui, dit-elle, ils seront dans une fureur absolue. »
Il s’éloignait, pensif. Elle le poursuivit.
« Y avait-il au moins une déesse dans la pensée d’Akhenaton ? Ou les avait-il supprimées, pour que son monde soit plus simple ? »

 

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LES AMIS DE NOS AMIS

HYPERBOLE

STÈLE

LIBERTAS LOQUENDI